Alors que notre société s’interroge sur le projet d’industrialisation du monde qu’elle a porté depuis plus de deux siècles, il paraît paradoxal qu’une partie de la solution attendue face aux difficultés réside en un objet qui a longtemps incarné cette industrialisation : le train. Évidemment la machine à vapeur noyée dans ses fumées noires et blanches a disparu au profit de motrices à moindre impact environnemental, ce qui explique en partie ce paradoxe. Mais, au-delà de ces constituants matériels, cet engouement pour le train doit se comprendre comme l’expression actuelle d’un phénomène ancien. Depuis ses débuts, le système ferroviaire a fait l’objet d’investissements successifs, fondés sur des images et récits comme sur des flux de matières et d’argent, qui ont le plus souvent posé le train comme une réponse aux enjeux de chaque époque.

 

Les investissements cumulés du train au XIXe siècle

Dans les années 1820, alors que les canaux et fleuves étaient les infrastructures les plus prestigieuses, on qualifie le jeune chemin de fer de « canal sec », puisqu’il permet de les relier aux mines, comme dans le cas de la première ligne française, de Saint-Étienne à Andrézieux (1827). Par la suite, il se mue en objet financier, investi par les milieux bancaires sous la monarchie de Juillet, avant de prendre la forme d’une économie mixte croisant les intérêts de l’État et ceux d’un secteur privé incarné par les grandes compagnies régionales (PLM, Nord…) sous le Second Empire. Les intérêts publics sont d’ailleurs inscrits dans le dessin de l’étoile de Legrand (1842), qui façonne le réseau en un outil reliant Paris aux grandes villes et aux frontières, dans une logique administrative et militaire.

La IIIe République naissante dresse un autre visage du train, et pas uniquement par les tableaux des impressionnistes. L’unification du territoire et l’essor d’une démocratie fondée sur ses citoyens se lisent dans le plan Freycinet (1879), qui développe un maillage très fin du pays. Le primat de la raison est aussi une dynamique à l’œuvre dans le déploiement d’ouvrages d’art parfois exceptionnels, comme le viaduc de Garabit (1884), qui illustrent la capacité de la technique à dominer des zones montagneuses longtemps contournées.

Des projets de lignes à grande vitesse porteurs d’espoirs bien trop larges pour leurs épaules

Au long de ce XIXe siècle, le train est aussi un vecteur puissant de transformation du rapport au temps. D’abord, celui du voyage, qui se compte désormais en heures et non plus en jours, du fait de l’accroissement inédit des vitesses. Ensuite, celui de la mesure, le territoire national adoptant une référence unique sous l’effet du système ferroviaire. Enfin, le train poursuit également les dynamiques d’affirmation de l’idée de ponctualité, héritées du XVIIIe siècle.

De façon cumulée, plus que successive, le train a donc été le réceptacle des visions développées par cette première phase d’industrialisation. Le cas français reflète ici celui des autres pays européens, tout en présentant une spécificité liée au poids du saint-simonisme dans la conception de ce qu’est le chemin de fer : cette doctrine en fait le catalyseur du développement économique et un vecteur de pacification entre les peuples.

 

La mise au défi de ces projections au long du XXe siècle

Grande utilisatrice du train, la Première Guerre mondiale dément une partie de l’image que la France s’est forgée de ce système. La vision pacificatrice de l’objet se heurte au fait que le train est aussi un instrument efficace pour la mobilisation des troupes, avant que la Deuxième Guerre mondiale éclaire sous un jour encore plus sombre ces usages violents du train, par la déportation. Tandis que les usages coloniaux du chemin de fer, à des fins d’exploitation des ressources, font également douter de ses vertus civilisatrices.

Surtout, la Première Guerre mondiale a accéléré l’émergence de concurrences – le camion, l’avion et surtout l’automobile – qui menacent le système ferroviaire depuis lors, en remettant en cause son monopole de la vitesse et du transport de masse de personnes comme de marchandises. La transformation massive du territoire sous l’effet du moteur thermique, avec, notamment, la périurbanisation de l’habitat, l’avènement de nouvelles centralités commerciales et la mécanisation des exploitations agricoles, rend visibles les limites d’un système ferroviaire qui suppose une concentration de la demande le long de son réseau et qui perd sa pertinence économique dès que le trafic baisse, du fait de ses très lourds coûts fixes.

Dans les années 1950-1960, les idées de liberté et de démocratie et le partage de la richesse produite par la croissance sont incarnés par la voiture, même si cela masque de nombreuses zones d’ombre, tant sociales qu’environnementales. Le train voit sa position chanceler, en ville comme en interurbain, pour les personnes et encore plus pour les marchandises, malgré un système protégeant les intérêts ferroviaires, instauré dès les années 1930, dans un contexte de crise. Autoroutes et rocades ont accentué un processus, dont la mécanique est inscrite dans les choix d’aménagement portés depuis les années 1950. La réduction du réseau ferroviaire, engagée dès les années 1920, connaît alors une phase d’accélération, en particulier dans les années 1960-1970, le train ayant en fin de compte abandonné la moitié de son linéaire de voies.

« La SNCF jouit depuis lors d’une position centrale dans l’imaginaire ferroviaire français »

Simultanément, l’attachement au monde ferroviaire se déploie, au moins sur le plan politique, du fait de la création de la SNCF comme entité nationale, d’abord d’économie mixte (1938) puis nationalisée (1983). Appuyée par le rôle du monde cheminot dans la Résistance puis dans la reconstruction, en particulier par l’électrification, la SNCF jouit depuis lors d’une position centrale dans l’imaginaire ferroviaire français, la plaçant au cœur d’une relation d’amour-haine sans cesse rejouée.

Face à ses concurrents, la réaction du système ferroviaire se fonde sur la vitesse. Avec le projet du TGV, l’imaginaire français réinvestit ce monde, en oubliant les origines japonaises de l’idée de grande vitesse sur voie nouvelle, ouverte par le Shinkansen en 1964. Reposant sur une logique originale d’innovation conservatrice, qui combine réseau ancien et voies nouvelles, le TGV occupe rapidement une place centrale dans la représentation du train, à partir de son inauguration en 1981. Les politiques le réclament pour leur territoire, au nom de la rhétorique ancienne du désenclavement et de l’essor économique, renouvelant les promesses du XIXe siècle.

« Le TGV contribue à la concentration des activités et populations dans les grandes agglomérations »

Le système connaît un essor important au long des années 1990-2010, qui masque toutefois l’atrophie des autres dessertes ferroviaires. Progressivement, la France prend conscience du fait que le TGV, loin d’être contraire aux dynamiques portées par l’automobile, est finalement une expression complémentaire du phénomène de métropolisation : il contribue à la concentration des activités et populations dans les grandes agglomérations, dont la dilatation locale est assurée par la voiture. Sa rentabilité elle-même est d’ailleurs mise en doute, sous l’effet d’une dette ferroviaire qui a du mal à se résorber. La situation se caractérise par une pratique assez faible du train, comparée à ce qu’elle est en Allemagne par exemple, mais aussi par un attachement très ancré, qui se dresse contre tout projet de fermeture de gare ou de ligne et suscite encore des projets de lignes à grande vitesse porteurs d’espoirs bien trop larges pour leurs épaules.

 

Réduire la demande plutôt que d’en faire trop porter au train

Cette situation ambivalente se double depuis une dizaine d’années d’un discours appelant à prendre soin des dessertes du quotidien, marquées par une dépendance automobile pour le domicile-travail. Le train acquiert là un autre visage dont la dernière incarnation sont les Serm (services express régionaux métropolitains), couramment surnommés RER métropolitains. C’est encore une fois en se fondant sur la vitesse et la massification que l’on espère faire du train une solution adaptée à notre contexte contemporain, celui d’une crise environnementale majeure. On peut néanmoins s’interroger sur cet horizon, comme y invite la loi sur les Serm elle-même, qui ne se restreint pas au ferroviaire, mais oblige les régions à développer en parallèle des pistes cyclables et une offre de cars express. Même si certaines voix attendent du train qu’il apporte la réponse aux limites nombreuses de l’automobile, par une augmentation massive de l’offre, on voit ici se dessiner un horizon plus multimodal, susceptible d’être déployé selon des temporalités plus rapprochées que celles habituelles du secteur (au minimum la décennie).

« Électrifié et massifié, le train ne peut répondre à la demande actuelle »

Plus globalement, la réduction de l’impact des mobilités ne peut se penser qu’en réduisant d’abord la demande de déplacement, c’est-à-dire en révisant à la fois l’organisation territoriale et les modes de vie. Électrifié et massifié, le train ne peut répondre à la demande actuelle, puisqu’il présente des limites tant environnementales (effets de coupure, entretien des abords…) que socio-territoriales. Réviser ce qu’on lui demande de faire ne suffira pas. Il convient également de sortir de l’illusion, héritée des années gaullo-pompidoliennes, d’un développement tous azimuts de tous les systèmes de transport. S’ouvrirait alors une période de contrainte affirmée, qui n’est malheureusement pas encore engagée, comme le montrent le caractère de poudre aux yeux qu’a pris la pseudo-fermeture de lignes aériennes intérieures et la réticence politique à réduire la vitesse sur autoroutes.

C’est en révisant notre imaginaire national ferroviaire hérité du XIXe et du XXe siècle, c’est-à-dire en reprenant la maîtrise de nos réseaux de transport et non en attendant d’eux qu’ils nous sauvent de nos problèmes environnementaux, qu’une voie plus raisonnable dans notre rapport au monde peut peut-être s’ouvrir. 

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