11 h 13 : ACCIDENT DE PERSONNE 

Je suis introduite auprès du responsable de la gestion de crise, un personnage important de l’entreprise SNCF. En chemisette et ceinturon, il m’apprend que sur la zone Nord on compte 40 accidents mortels par an, soit 10 % des accidents de l’ensemble du réseau. Je lui demande si par accidents mortels il entend suicides. Il me répond que suicide n’est pas le bon mot, qu’il s’agit d’accidents de personnes (on a tous déjà entendu cette annonce : Mesdames, messieurs, en raison d’un accident de personne notre train est immobilisé, merci de ne pas tenter d’ouvrir les portes. Et alors on sait qu’un désespéré s’est jeté sur la voie). Je lui demande quelle différence entre suicide et accident de personne ? Il me répond qu’il n’aime pas le terme c’est tout ; et que d’ailleurs on ne peut jamais vraiment savoir ; que tant que l’enquête de police n’a pas certifié qu’il s’agissait d’un suicide on ne peut rien affirmer. Il y a une personne et il y a un accident, voilà. Je lui demande alors de m’expliquer pourquoi c’est précisément sur le réseau Nord qu’on compte le plus de morts. Il me répond que le Nord c’est compliqué, c’est dur. Alors on tombe d’accord : la situation sociale et économique particulièrement dégradée dans le Nord explique que le taux de suicides soit plus élevé dans cette région. « Suicide », le mot, c’est encore moi qui l’ai employé. Lui, il n’y arrive pas, il ne veut pas. Lui c’est le premier qu’on appelle quand quelqu’un s’est jeté sous un train. (…)

 

15 h 40 : MANAGEMENT 

Le lieu est relativement secret et d’autant plus attirant : dans un bâtiment annexe se trouve la salle de gestion de crise. On m’autorise à y jeter un œil. Rien de notable dans cette pièce — grande table ovale, nombreuses lignes téléphoniques — si ce n’est une grande frise sur le mur qui récapitule les différentes étapes de la gestion de crise : au centre, cette phrase en lettres rouges alarmantes : « Gérer une crise de confiance. » Autour de la sentence fatale, en arborescence, le rappel des objectifs et des priorités : « bannir tout jargon / prendre en compte les clients et les victimes / respecter le circuit d’informations / ne pas minimiser / rester dans son rôle / assurer ses missions en toute transparence / adapter les messages aux attentes des publics / boucler (oui, boucler) les discours entre les parties prenantes / se positionner comme une source d’informations ».

Ainsi, quand une crise survient (suicide, vaches stationnées sur la voie, panne…), il suffit de lire le mur et on sait ce qu’on a à faire. Si on panique, si on a un coup de chaud, hop demi-tour mur et on reprend ses esprits. 

Lui, il n’y arrive pas, 
il ne veut pas

15 h 54 : CRISE 1 

Je demande au responsable de la gestion de crise quelle est sa définition de la crise. À partir de quand ou de quoi décide-t-on qu’il y a crise sur le réseau ferré ?

Réponse : à partir de deux heures de retard. Le train qui a deux heures de retard nous fait basculer dans la crise : l’alerte est lancée et on rejoint en courant la salle des opérations ferroviaires.

À partir de deux heures de retard on estime que l’image de la SNCF est sérieusement en jeu. L’image de la SNCF (l’expression revient sans cesse) semble la préoccupation principale. Il est beaucoup question des rapports avec les médias. 

C’est donc de ce lieu que la SNCF gère les retards importants liés à des accidents, des pannes, des suicides, des avaries, des sabotages, des vols de rails, des arbres ou des vaches tombés sur les voies.

C’est d’ici qu’on envoie bouteilles d’eau et plateaux-repas (en langage managérial SNCF ça donne : « traiter en amont avec un coffret collation ») pour calmer les voyageurs en surchauffe. C’est ici que parviennent les alertes pour signaler que ces mêmes voyageurs excédés quittent le navire et descendent sur les voies. C’est d’ici qu’on prévient la police judiciaire et le procureur qu’un corps vient de passer sous un train, d’ici qu’on envoie les mécaniciens pour réparer et les secours pour soigner les blessés. 

 

16 h 10 : CRISE 2 

Quand un train prend du retard sur le réseau ferré, quelle qu’en soit la cause, l’effet domino est redoutable : un train qui ne part pas c’est 2 000 voyageurs qui restent à quai. En quinze minutes ce train peut perturber la circulation de dix-neuf autres lignes et on se retrouve avec 40 000 voyageurs « affectés ».

Ce que les gestionnaires de crise redoutent le plus c’est l’attroupement et la concentration de passagers restés à quai. Il est arrivé que la gare du Nord se remplisse en quelques minutes de milliers de voyageurs en rade, masse qui enfle puis déborde sur le parvis, gonfle encore et envahit la rue de Dunkerque. 

 

18 h 15 : TALKIE-WALKIE 

Je passe à hauteur d’un homme vêtu d’un gilet orange fluo floqué SNCF et muni d’un talkie-walkie dans lequel il éructe : Y’a quelqu’un qu’a encore fait ses besoins derrière le panneau, tu peux intervenir steuplaît ?

Je suis frappée par le décalage entre sa colère (il a l’air franchement excédé et vocifère dans son appareil) et les termes choisis — termes lisses, courtois, désuets : faire ses besoins / s’il te plaît. Moi je l’aurais pas dit comme ça. 

Extrait de Paris Gare du Nord © Éditions Gallimard, 2011

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !